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L’écrivain-chanteur ou chanteur-écrivain Gaël Faye, présent sur de nombreuses scènes tout l’été, était de passage par Marseille pour la Fiesta des Suds. Une occasion que Le Musicodrome n’a pas loupé pour partir à sa rencontre.
Bonjour Gaël, beaucoup de monde nous a demandé de te passer le bonjour à l’occasion de cette interview. Tu sembles créer quelque chose de très positif, de très rassembleur autour de ta musique, même chez des gens plutôt éloignés du rap. Comment expliques-tu cela ?
Gaël Faye : Pour moi c’est une envie que tout le monde puisse trouver à un moment donné des sentiments, quelque chose de sensible à travers mes écrits. J’aspire à ça aussi. En tant qu’auditeur je suis attiré par des artistes qui tentent de parler du monde dans toutes ses dimensions, des sentiments dans toutes leur dimension. Je ne suis pas monomaniaque. Si tu ne fais que des chansons d’amour, à un moment donné t’es tout le temps amoureux et t’es jamais révolté. Si tu fais que de la révolte, tu es tout le temps en colère. Y’a pas de moments où tu n’es que cool (ce n’est pas que cool la vie). Après c’est une réalité de ma vie, je suis un enfant métis. Mais métis avec un grand M. Ce n’est pas que la couleur de peau parce que tes parents n’ont pas la même couleur de peau, c’est les endroits où j’ai vécu, les milieux que j’ai fréquentés, etc. Donc il y a toujours cette envie de synthétiser un tout, un grand tout…
Et faire du lien ?
Gaël Faye : Oui, le lien c’est pour moi le plus important. Parce que c’est tellement facile de cloisonner. Cloisonner c’est dire « ça c’est à moi ! entre là et là c’est chez moi, tu rentres pas ! ». C’est plus simple que de dire « bon bein là c’est à nous, on va s’organiser pour que tout le monde se sente un peu chez soi ici ». Ça c’est compliqué.
Et pourtant le cloisonnement semble être très majoritaire aujourd’hui. On n’a jamais été autant dans les communautarismes, quels qu’ils soient. À se renfermer sur sa communauté, dans son groupe. On vit dans un monde complexe, sur lequel on a l’impression d’avoir peu d’emprise. Et c’est chouette de voir des gens comme toi qui essaient d’élargir l’horizon. Ce n’est pas forcément simple.
Gaël Faye : Oui, on n’a jamais été dans une époque, dans un monde aussi connecté. On sait ce qui se passe, à la seconde près parfois, sur un événement à l’autre bout de la planète. On n’est pas préparés à cette somme d’informations, de ressentis, de possibilités. Tout nous est ouvert. A mon avis, c’est aux psychologues d’expliquer ça, mais cette envie de repli, il doit y avoir quelque chose de naturel en nous comme une forme de protection. Le problème, c’est qu’on a tous besoin d’un refuge et c’est normal. Quand il y a la tempête dehors, les animaux se trouvent un refuge, c’est normal. Mais quand cela se traduit au détriment de l’autre, c’est là que ça me questionne. C’est-à-dire que pour que moi je puisse trouver mon refuge et mon espace de confort, ça va se faire au détriment de l’autre. Et c’est ça que j’ai envie de combattre. Je pense que c’est tout à fait humain d’avoir envie de posséder son cocon et d’ailleurs c’est la thématique de mon roman Petit pays. Finalement c’est une histoire de paradis perdu et cet enfant, Gabriel, ce qu’il raconte c’est surtout ça. Il est dans un monde auquel il tient, un monde de l’enfance, un monde du jeu, de l’émerveillement, de la cellule familiale et il voit tout se déliter par le divorce de ses parents, par la guerre qui arrive, et en fait il essaye de trouver un moyen pour que ce délitement n’ait pas lieu. Il se rend compte que ses copains, la façon dont ils répondent à ça, c’est la violence et lui va chercher d’autres formes, ce qui va passer par une forme de déni.
C’est la violence mais c’est aussi une manière de suivre le mouvement. Ses copains ne se rebellent pas contre ce qui est en train de se passer, ils sont plutôt suiveurs. Gabriel est le seul à aller se réfugier chez sa voisine, dans les livres, dans un autre monde, peut-être plus rassurant. C’est finalement peut-être lui le seul « vrai » rebelle ?
Gaël Faye : Oui, c’est un rebelle mais il se rend compte que finalement, peut-importe ton choix, tu es toujours rattrapé par la réalité. Donc c’est aussi ça, c’est un mouvement de balancier. Il n’y a pas une posture parfaite. C’est un peu comme le type qui décide de vivre en autarcie en se disant moi je vais cultiver mon bout de terre parce que je vois que tout s’écroule autour de moi (comme les adeptes de la collapsologie, du survivalisme). Car il y a cette tentation dans le monde dans lequel on vit : on anticipe, on va se sauver soi. En fait c’est pas tenable à long terme et la personne qui décide qu’il faut tout bruler, faire Tabula rasa et puis recommencer à zéro, c’est pas possible non plus. En fait, ce qui est compliqué, c’est que la liberté et la possibilité du lien, ça doit se faire par un effort considérable. De toute manière, vivre c’est un combat considérable. Et cachés derrière nos smartphones, comment peut-on se dire que le monde existe ? Avec ses difficultés, ses hauts, ses bas, quand finalement on est dans le confort de l’observateur ? C’est pour ça que pour moi, la posture de Gabriel, derrières ses livres, c’est pas tenable à long terme. Après c’est un enfant, je ne vais pas charger un enfant. Ça parle aussi à l’adulte que je suis : je ne peux pas me réfugier que dans l’écriture, me réfugier que dans la lecture et me dire que le reste ne m’intéresse pas. On est toujours obligé d’articuler un mouvement vers l’autre, le lien, le combat associatif, le combat politique, c’est un tout.
Et on le voit, l’énergie que tu déploies sur scène n’est pas fausse.
Gaël Faye : Oui c’est vrai. Pour moi c’est ça que raconte la scène. C’est-à-dire que sur scène, on triche pas. Enfin, aujourd’hui on peut tricher avec la scène. C’est pour ça que je ne veux pas d’écrans derrière moi. Je veux qu’on connecte directement entre la scène et le public. Il faut que tout ça entre en discussion.
Dans une de tes chansons, tu disais que ton père disait que le monde appartenait aux idéalistes. Tu as fait le choix à un moment justement, de sortir d’une certaine zone de confort, en tout cas de sortir de ce dans quoi tu étais lancé. Comment tu reçois ces mots après les choix que tu as faits ? Te sens-tu idéaliste ?
Gaël Faye : Le problème c’est qu’idéaliste c’est un programme en soi, c’est pas évident. Parfois j’ai la force de l’être, parfois comme tout le monde, je suis rattrapé par un pessimisme. J’ai moins la foi dans les uns, les autres, en l’action politique, en ceci… Pour moi l’idéalisme, l’idéal, l’utopie, toutes ces notions là, c’est à réactiver en permanence. Heureusement, j’ai eu la chance de rencontrer des gens comme par exemple mon père qui sont de grands rêveurs, pour qui il n’y a pas d’autre alternative que le rêve, que la liberté absolue. Moi j’ai eu cette chance de rencontrer ces gens là, de les côtoyer, et donc je m’en inspire beaucoup. Après c’est difficile pour moi de dire que je le suis vraiment. Je sais que je suis parfois pris par des fièvres à ce niveau là. Parfois je me dis mais non, là t’as été trop rationnel, t’as été trop prudent. Quand je dis que j’étais pianiste sur un clavier qwerty, c’est à dire que je me retrouve dans un bureau, à faire un boulot socialement prestigieux alors que moi je n’en retire aucun prestige, je me trouve vide, une coquille vide, un être sans aspérités d’un coup. J’ai l’impression que c’est pas moi, que je suis en train de jouer un rôle, que j’ai un masque de sociabilité. Mais je n’avais pas cette fièvre, cet idéal de me dire il faut que je tente autre chose. Je pourrais donner le change toute ma vie et je pense que 90 % des gens donnent le change toute leur vie. Il font comme si. En vrai, s’ils questionnaient leur part d’enfant, est-ce qu’ils arriveraient à se regarder dans les yeux ?
Dans la même idée, avoir fait le choix de s’installer au Rwanda, c’est une décision forte aussi. On a d’ailleurs le sentiment que les musiques et les rythmes de cette partie d’Afrique intègrent de plus en plus tes productions. Est-ce que ça va monter crescendo ?
Gaël Faye : Peut-être, mais en fait à la base, ce sont toujours des rencontres artistiques. Par exemple, si je rencontre des musiciens rwandais qui jouent de l’électro inspirée des productions berlinoises, peut-être que je vais intégrer ce genre de textures. Je n’ai pas de cahier des charges quand je fais un album. Je me dis pas, il faut que je mette un peu de rumba saupoudrée de hip-hop old school. Je ne me dis jamais ça. C’est simplement dans le mouvement de l’écriture, que j’entends une guitare à la Lokua Kenza ou les tambours du Burundi (qui ont accompagné mon enfance). Quand j’avais écrit une chanson sur ma fille qui s’appelle Isimbi je voulais le même pattern de batterie que le To Zion de Lauryn Hill, Je ne pouvais pas faire autrement car quand j’entendais cette chanson là, je pensais à ma fille. Ça part comme ça. Et c’est par ce que j’accepte ça, que ça donne ce côté créolisé de ma vie. Je vais puiser dans toutes les relations. C’est pas conceptuel, je ne fais pas d’album conceptuel. Je n’y arrive pas car ça me rappelle l’école.
Et tu as créé beaucoup de connexions sur place ?
Gaël Faye : Oui, tout le temps. Et pas qu’avec des musiciens. Avec des poètes, des écrivains, des peintres, des historiens, plein de monde. Et ça, ça nourrit ma musique. D’ailleurs, mon meilleur featuring sur mon dernier album (Lundi Méchant, ndrl) c’est une ancienne garde des Sceaux (Seuls et vaincus, sur un texte de Christiane Taubira, ndrl). Je me nourris vraiment de tout. Ça peut être un photographe qui me montre une image. Ça m’arrive souvent d’ailleurs, de partir d’une image, d’un son, d’un textile.
Tu te présentes comme franco-rwandais, jamais comme burundais. Pourquoi te définis-tu par rapport aux origines de tes parents ?
Gaël Faye : C’est parce qu’en fait j’ai les deux nationalités. C’est donc assez terre à terre. Mais en vrai, mon pays de cœur c’est le Burundi. C’est le pays que je connais le plus, le pays de l’enfance, de la sensation. Mais c’est vrai que ces dernières années c’est un peu plus compliqué pour moi. Bon déjà, j’ai pas la nationalité burundaise et en plus, depuis le coup d’État de 2015, je n’ai pas remis les pieds au Burundi. Tu sais, j’ai créé dans mon premier album le terme AFrance, c’est un néologisme qui contracte Afrique et France. En vrai, c’est un pays dans lequel je regroupe le Burundi, le Rwanda et la France sur un même territoire. Je ne fais de différence entre ces trois pays. Ces trois pays sont les miens. Après c’est mon ressenti à moi mais le monde extérieur veut toujours te mettre dans une case…
Propos recueillis le 7 octobre 2021 à Marseille.
Un très grand merci à Gaël Faye pour sa disponibilité et sa gentillesse et à Olivier Rey pour la mise en relation.