Luke : « Pornographie », la chanson des corps qui se vendent (partie 2/2)

20 min de lecture

Vendredi 29 janvier, en marge du concert qui se tenait à Victoire 2, à Montpellier, Le Musicodrome a rencontré le chanteur-guitariste du groupe Luke, pour discuter du dernier album du groupe : « Pornographie ». Mais pas uniquement… Fidèle à lui-même, Thomas Boulard nous accueille en affirmant que seuls les puissants ont des choses à cacher. N’ayant rien à cacher, même pas besoin de lire les questions avant l’interview !

Le Musicodrome : Est-ce le rôle des musiciens, des artistes, de justement se battre contre ce modèle de pensée ambiant ? Et peut-il en sortir un mouvement, comme les indignés ?

Thomas Boulard : Évidemment ! Enfin, nous ne sommes pas des mouvements politiques. On dit toujours que l’art ne peut rien, mais si ! A partir du moment où tu lis un livre, tu écoutes une chanson qui parle de quelqu’un d’autre, tu te mets à la place de quelqu’un d’autre, et à partir du moment où tu te mets à la place de quelqu’un d’autre tu comprends ce quelqu’un d’autre. Donc comprenant ce quelqu’un d’autre tu commences à réfléchir sur ce que veut ce quelqu’un d’autre. C’est puissant. Et puis faut quand même bien comprendre que si on veut changer le monde dans lequel on est, il faut avoir l’imagination de ce monde. Tu ne peux pas demander à un architecte de reconstruire un bâtiment sans avoir un plan, nous c’est pareil. Si t’avais pas Dostoïevski, Proust, Georges Orwell, Camus, tu n’aurais pas l’imagination de ce monde. En quoi ce monde a des éléments de domination, cachés et invisibles mais bien là, en quoi il y a des classes dominantes, dominées, en quoi ça s’est déplacé dans des niches moins visibles qu’avant ? C’est à nous de déconstruire tout ça. Parce que les discours sont devenus de plus en plus façonnant. Par internet, avec les mass médias, c’est devenu un tsunami mimétique énorme. Dans un monde de spectacle inouï… au final je me trouve bien sympa dans ce disque, vraiment cool. Mais oui, c’est notre rôle en tant qu’artiste. C’est juste qu’il y a un discours ambiant, encore un discours, qui nous fait croire, et les gens commencent à y croire vraiment, que l’artiste n’est là que pour amuser la galerie, pour chanter la joie dans les jours sombres pour que les gens soient un peu plus joyeux…

 Alors pourquoi « Rêver Tue » si on doit avoir cet imaginaire…

L’imaginaire ça ne veut pas dire s’inventer des histoires, quand quelqu’un a un cancer il faut lui dire.

Tu dis qu’il faut lire et s’imaginer un monde nouveau…

Non ce n’est pas s’imaginer un monde nouveau, c’est s’imaginer le monde tel qu’il est pour pouvoir commencer à s’imaginer des choses nouvelles.

« Le rêve mondialisé est vraiment crade »

Mais si rêver tue, plus personne ne va vouloir s’imaginer…

Ah non, mais ça n’est pas le sujet du morceau. Le sujet du morceau c’est montrer à quel point le spectacle est devenu meurtrier. C’est-à-dire non seulement on n’entend plus que des chiffres et des éléments comptables, il n’y a plus de poésie, et la poésie est elle-même soumise à des éléments comptables, à une réussite commerciale. Le poète est emmerdé par le contrôleur de gestion, par le manager. En gros on nous vend un monde de voyages sans fin, de loisirs, mais tout ça pour un tourisme sexuel. Pour une coupe du monde en Allemagne qui n’a rien fait d’autre que vendre du tourisme sexuel avec des bordels géants, et tout le monde trouvait ça normal. Bon, ce que je veux dire c’est que le rêve est vraiment crade, le rêve mondialisé est vraiment crade je trouve.

Alors est-ce que le titre « Pornographie » est lié à ça, tu dépeins le monde comme il est, laid, interdit au moins de 18 ans ?

Il y aurait beaucoup de choses à dire sur le fait que le monde est saturnien, les vieux dévorent les jeunes. C’est un monde de jeunistes mais les jeunes n’ont pas droit au chapitre, vous devez travailler, être surdiplômé, mais en plus en stage, pas payé, avoir de l’expérience et surtout fermer vos gueules.  Je vous trouve quand même bien sympas, hyper sympas. Je ne comprends pas pourquoi les cellules des jeunesses communistes françaises ne soient pas plus nombreuses. Ça me sidère.
« Pornographie », il faut le prendre au seul littéral, au sens propre du terme. J’aime ce mot, le mot pornographie c’est un mot qui est beau. Son étymologie est belle, ça veut vraiment dire « la peinture des corps qui se vendent », et ce disque n’est pas autre chose que la chanson des corps qui se vendent. Et ces corps qui se vendent, quand ils chantent ils crient leur haine de la violence qu’ils subissent et leur quête de sens, et ce disque est leur chanson, c’est leur cri.  Nous ne sommes que des marchandises, dans un monde de marchandises, on nous vend un monde sans plus aucun sens éthique. C’est soit la religion, soit l’argent, et quid de l’entre deux ? Quid du sens collectif, de l’application collective pour créer un monde de participation collective politique ? Pour créer un monde enfin complètement éducatif, où le projet éducatif de nos états soit total, enfin je ne sais pas… mais c’est quand est-ce qu’arrive ce monde-là ?
Voilà, ces corps qui se vendent cherchent une dignité, et c’est ce disque-là. Et puis la pornographie c’est aussi l’ensemble du corpus de valeurs qui lentement, perfidement, insidieusement, est en train de s’insérer, de pénétrer notre conscience, et devenir vos valeurs à vous. Ce sont des valeurs d’accélération, de perfection, d’ordre moral qui cache un désordre profond, et je qualifie ces valeurs-là de pornographiques.

Et d’ailleurs pour revenir à ta première question, l’artiste parfois en six ans, il ne fait rien. Mon rôle c’est de décélérer, c’est dire stop et m’arrêter, m’asseoir sur une chaise et de ne rien faire, de regarder et d’observer les gens avec moi, et discuter avec eux. Ne plus être Thomas Boulard, chanteur de groupe, on s’en fou, et d’écouter dans les moindres détails en quoi le monde nouveau est en train de changer profondément l’univers des gens et de les faire souffrir.

Luke 2

En tout cas je te mets au défi dans tes discussions avec tes ainés, de trouver une personne contente des conditions dans lesquelles il fait son métier. Tu peux demander à n’importe qui, quel que soit le métier qu’il a, professeur, artiste, juge, médecin, acteur, n’importe qui… Le seul qui va être content c’est le financier, lui il est content de ses conditions de travail.

Peut-être car on arrive maintenant à nous faire croire qu’il faut se satisfaire de ça, que c’est déjà bien et que ça pourrait être pire ?

Alors effectivement il y a un effet culpabilisateur qui marche très très bien, qu’ils ont très bien compris, à faire croire que le libéralisme est un état naturel des choses, que le marché va tout réguler les choses… vous devez certainement penser que je politise trop mon propos et vous aurez raison. Mais je crois que si je le politise, c’est que la sphère économique, la sphère politique, n’ont jamais eu autant d’influence sur vos sphères intimes, sur vos relations sociales, sur vos rapports amicaux, sexuels… C’est le biopouvoir de Foucault, vraiment, le libéralisme détermine la manière dont vous vous conduisez entre les corps. C’est pour ça que je le mets en exergue, je ne parle que de ça, je trouve que ça va trop loin, ça détermine trop des choses trop importantes. Mais comme plus personne n’en parle, plus personne ne s’y attèle, ça fait drôle.

Mais alors, qu’est-ce qu’un héros aujourd’hui ?

Un héros, aujourd’hui, c’est un terroriste. Le héros c’est cette jeune fille qui voulait absolument faire les couvertures de Closer à 16 ans, et qui se retrouve en Syrie. C’est tout. C’est « je veux être un héros à la place des héros ». Et comme les héros qu’on nous vend sont des héros faciles, on va se faire sauter pour vraiment être très connu, très aimé sur les réseaux sociaux…

« Ce qui m’impressionne le plus, c’est l’absence de colère des gens, l’acceptation du monde qui nous entoure. »

En parlant des réseaux sociaux, Luke est dessus, est-ce que c’est indispensable ?

Ben moi ça m’emmerde parce que je n’aime pas ça. Mais je le fais parce que la maison de disque le demande, il faut montrer patte blanche. Après je ne suis pas contre internet, je suis pour l’échange du savoir scientifique, pour l’échange de l’écriture. Ce qui m’embête c’est quand internet devient le substrat à la place de la vie, que ça en devient l’élément principal. Je m’inquiète de son effet mimétique à l’échelle du monde, cette manière dont on ne veut pas s’affubler du réel. L’homme festif… L’absence de colère des gens, l’acceptation du monde qui nous entoure c’est ce qui m’impressionne le plus. Si les gens l’acceptent tel qu’il est, c’est parce qu’ils manquent profondément d’armes, d’outils, pour pouvoir comprendre cette forêt de signes dans laquelle ils sont. Ils sont dans une forêt de signes mais ne comprennent pas les symboles, le langage, l’image… Et les gens ne comprennent pas le monde qui nous entoure. Les artistes n’ont, pour moi, pas d’autre rôle que de parler d’eux et décortiquer les discours pour montrer quels sont les univers de réalité. Ça peut paraître colérique et méchant, mais il faut être un peu méchant quand on commence à déconstruire les discours.

D’ailleurs certaines phrases peuvent peut-être choquer un peu les gens en première approche. Tu parles de la France à Drucker, tu demandes où est passé la gauche…

Y’a pire quand même, c’est pas très violent. Comparativement à « l’ancienne star de la téléréalité qui vient à la télé pour se faire exploser, le sang gicle et le public en redemande, cet attentat vous est offert par Disneyland. »
Tu vois par exemple, C’est la guerre a été retirée des radios dans la nuit du 13 au 14 novembre, par contre tout le monde trouve très bien que Renaud utilise dans sa chanson qu’autour de lui c’est Guernica. Il va utiliser la souffrance des autres, Guernica, qui est un fait réel, comme élément poétique, c’est vraiment éminemment condamnable.

« C’est la guerre a été retirée des radios dans la nuit du 13 au 14 novembre, par contre tout le monde trouve très bien que Renaud utilise dans sa chanson qu’autour de lui c’est Guernica. »

C’est la guerre a été retirée de toutes les radios ?

Dans la nuit du 13 au 14, immédiatement. C’est pas un reproche que je leur fait, c’est juste factuel. C’est pour expliquer quelle est notre faculté d’acceptation de dire les choses. C’est pour ça, le passage que tu me citais est pas si dur que ça. En même temps la France à Drucker, c’est la France à Drucker… Quand j’allume la télé et que je vois Drucker le dimanche, je suis effaré, je me dis que c’est pas possible, tout ce qu’il peut véhiculer comme pensées toutes faites, phrases toutes faites. Mais ça rassure la France profonde et, comme dirait Philippe Sollers, la France moisie. Il faut dire les choses comme elles sont, je suis désolé.

Tu chantais Fini de rire, est-ce que c’est définitivement fini de rire avec cet album, et pour la suite ?

Je sais pas, je ne sais pas ce que sera la suite. Les conditions matérielles pour faire de la musique, et cette musique, sont très compliquées. On fait de la musique pour des gens qui la téléchargent donc elle est vouée à disparaitre. Il n’y a plus que la musique pour enfants, ou pour vieux, qui marche, car les gens achètent des cd. Elle est vraiment vouée à disparaître. Enfin c’est pas pour me plaindre, je suis pas là pour parler de mes problèmes à moi, mais est-ce qu’il y aura une suite ? En tout cas j’ai dit ce que j’avais à dire, c’est déjà pas mal !

Pourtant sur scène la musique existe encore.

Pour l’instant. Jusqu’à quand ? Nous aussi on est uberisé, on n’est pas les seuls… Non il y a une vraie paupérisation de la musique française, de la musique en français et du rock français en particulier…

Interview réalisée le 29/01 à Victoire 2 (Montpellier) / Crédits Photos : Philippe Poulenas

Bapt

La musique ou la mort?
On peut chercher des réponses à nos questions à travers différents miroirs de notre société, la musique demeure l'un d'eux.
La musique est un indicateur de la santé des temps qui courent.
Sa force à faire passer toutes les émotions et tous les rêves est indiscutable, et indispensable aujourd'hui !

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