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A l’occasion du centième anniversaire de Pandit Ravi Shankar, l’Auditorium de Lyon nous a concocté ce week-end de fin janvier un savoureux festival de musiques du continent indien. Sitariste de renommée internationale, Ravi Shankar est connu pour avoir popularisé la musique classique indienne dans le monde occidental, profitant notamment de l’engouement du rock pour les sonorités psychédéliques et « exotiques » des années 60. A titre d’exemple, il a joué à Woodstock, George Harrison des Beatles fut son élève et Brian Jones des Rolling Stones a intégré le sitar et les tablas sur ses compos (Paint it Black) après avoir été son roadie sur une tournée. Au-delà de l’effet de mode du rock psyché, ces instruments sont aujourd’hui intégrés au paysage électro français, de Chinese Man à Panda Dub en passant par Masaladosa.
En revanche, on peut admettre que le répertoire classique indien ne nous est pas souvent familier… Entre les râgas, cadres mélodiques formés selon les règles spirituelles védiques, aux couleurs et modes particuliers selon les moments du jour ou de l’année, les tâlas, variations rythmiques infiniment plus complexes que nos structures occidentales, les différentes écoles carnatiques au sud et hindoustanie au nord, y a intérêt à se farcir une bonne dose d’étude avant de se jeter dans la pratique ou d’en saisir tout le sens intime.
Ce qui n’empêche pas les profanes que nous sommes à tenter l’aventure avec Drums of India, groupe de quatre percussionnistes virtuoses menés par Bickram Ghosh aux tablas et accompagnés par un sitar et une danseuse. Disciple de Ravi Shankar (il a joué pendant une décennie avec lui), Bickram Ghosh a été littéralement nourri à la musique dès ses deux ans, avec sa mère chanteuse classique et son père, le maître des tablas Pandit Shankar Ghosh.
Pour tout dire, je ne pensais pas être pris si immédiatement dans le feu ardent des percussions dès l’ouverture du concert, sur Dance of Shiva, une pièce en 16 temps avec Abhisek Mallick à la sitar. La durée moyenne d’un « morceau » est de 10 à 15 minutes, laissant des fenêtres d’improvisation larges aux musiciens, comme dans le duet en 9 temps suivant, avec Bickram Ghosh et Suresh Vaidyanathan au gatam, une des plus anciennes percussions indiennes, un simple vase en céramique.
Le public est littéralement sur le cul, emporté par la transe des répétitions et envolées des artistes, qui ont pourtant l’air de se faire une petite balade de santé. La danseuse Sanjukta Sinha fait son entrée, ajoutant encore un degré de profondeur à la performance, se mouvant autour des musiciens assis en tailleur et en ligne au milieu de la scène. Une danse tout aussi percussive, le kathak, succession de postures de statue et de battements des pieds et mains accompagne et répond aux instruments. Cette danse laisse peu de place à l’improvisation. En effet, le mot kathak étant un mot dérivé du terme « histoire » en sanskrit, c’était une forme narrative destinée à raconter les grands textes sacrés de l’hindouisme. Mais l’expérience des artistes est telle qu’ils se permettent ensuite une série de questions-réponses entre danse kathak et tablas, improvisée cette fois.
Nous ne sommes pas vraiment dans un concert de rock à l’Auditorium, pourtant le public se lâche et on entend parfois des cris de stupeur ou d’encouragement en pleine performance. S’ensuit une improvisation totale des quatre percussionnistes, où l’on peut désormais mieux découvrir le son du mridang de B.C. Manjunath (tambour en tonneau à deux faces de forme oblongue) et celui du sri khol de Gopal Barman (très similaire au mridang, mais en terre cuite et non en bois de jacquier). Suivant le taal (rythme) marqué par les musiciens avec leurs mains, les solistes enchaînent sans difficulté des morceaux de virtuosité que l’oreille occidentale a beaucoup de mal à intégrer… Des décalages rythmiques complexes aux vrilles d’une rapidité affolante, la bonhomie tranquille et humble des musiciens nous transporte bien loin de l’ambiance habituellement feutrée de l’Auditorium.
Puis ces derniers continuent avec une conversation percussive, typique de la musique classique indienne, reprenant à la voix les sons des tablas (« dhaa, ga, ge, gi, ka, ke, dhi, dhin, tin, tun, tit, ti, te, Ta, tr, naa, ne, re, kat, taa, dhaage, tiTa, tirikiTa »…) et se répondant chacun leur tour dans une improvisation circulaire. Utilisant les outils percussifs du corps humain, ils construisent un langage musical dont notre impression de compréhension vacille. Il n’y a sans doute rien à comprendre de cette expression rythmique qui leur est naturelle et pourtant ces syllabes assemblées en phrases mélodiques désoriente notre cerveau qui cherche à décrypter ces phrases apparemment insensées. On devient fou.
Le concert se termine sur un hommage au maître et guru Ravi Shankar avec l’interprétation d’une partie du célèbre Concert pour le Bangladesh, suivie de trois ovations, d’un rappel avec un retour de la danseuse, couronnant une soirée admirable à tous les égards. Je ressors avec une énergie formidable, je regarde autour de moi, les gens sont apaisés et heureux. Une fois dehors, ma machoire s’articule « Takadhim, takata, takadikatakakaaakt… » Pas très probant, va falloir le bosser.
-Guigz-